Allee centrale du camp



Vestiges


Vue de l'allée centrale

Le long de la ligne 501-503, il n’est pas rare que les camps soient dotés d’une allée, séparant la zone en deux parties plus ou moins égales. Celle du camp 93, cependant, a été aménagée avec un soin tout particulier, comme nous l’apprend le témoignage d’un détenu (voir ci-dessous) : suivant l’idée d’un ingénieur, les détenus avaient obtenu de pouvoir planter des conifères de part et d’autre de l’allée, afin d’embellir le camp et de lui conférer un caractère unique. Le même ingénieur avait prévu l’installation d’un dallage en bois, rendant l’allée praticable en toute saison. On ne sait si ce projet a été réalisé ; en tout cas, il ne reste actuellement aucune trace d’un tel dallage. En revanche, on peut encore voir les drains profonds, creusés de chaque côté de l’allée, tout comme les petits ponts qui permettaient de les franchir.

L’allée forme l’axe principal de circulation dans le camp, à partir du portail d’entrée. Elle conduit directement à la cuisine et au réfectoire attenant. En empruntant des passerelles construites sur les drains, les détenus gagnent ensuite les autres bâtiments et espaces.

Dans le terrain meuble et gorgé d’eau sur lequel le camp est implanté, l’allée légèrement rehaussée, bien drainée et damée, constitue un espace relativement stable. En outre, la végétation y a moins repoussé que dans d’autres parties du camp. En été 2019, il a donc été décidé d’implanter le campement de l’expédition à cet emplacement, même si ce choix pouvait susciter des réserves : convenait-il de vivre au milieu du camp, objet même de l’étude ?

Ecoutons les explications d’Eric Hoesli. Entretien enregistré le 16 Août 2019.





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Au fond de l’allée, le poste de contrôle
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L’allée bordée de conifère, entre la cuisine (en bas à gauche) et le poste de contrôle (à droite) ; vue drone, juin 2019
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Photo drone du camp, juin 2019 : les sapins de l’allée se distinguent bien, au milieu des autres arbres dont la végétation n’est pas encore sortie.
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Photo drone de l’allée, juin 2019.
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Le campement de l’expédition, août 2019.
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Passerelle sur un drain longeant l’allée centrale.
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Coupe stratigraphique dans l’allée centrale : le niveau brun-gris correspond à la surface du sol lors de l’occupation du camp.





Témoignages


Le camp de Chtchoutchi était l’un des rares, si ce n’est le seul, camp à avoir obtenu l’autorisation de planter une allée de sapins dans la zone. Ayant purgé une partie de sa peine sur ce site, I. D. Marmanov nous raconte l’histoire du camp et de sa métamorphose.


Ivan Dmitrievitch Marmanov, ancien prisonnier sur le projet 501 ayant vécu dans le camp de Chtchoutchi


L’ingénieur et constructeur de ponts Vadim Ossipovitch Boutoussov eut l'idée de planter une allée de conifères dans le camp. Il expliqua aux détenus l’intérêt de son projet avec optimisme. « Dans quelques années, nous serons tous en liberté et les trains de voyageurs « Moscou – Igarka » circuleront sur notre voie de chemin de fer. Des flux entiers de touristes brûleront d’envie d'atteindre l'Ob, le Ienisseï, de se rendre dans les parcs nationaux subpolaires, de parler avec les minorités autochtones du Nord, de pêcher dans les innombrables cours d’eau et lacs du Grand Nord, de se promener sur des traîneaux tirés par des rennes ou des chiens, d'admirer les aurores boréales, de se prendre en photo sur le Cercle Polaire, aux différents endroits où la voie ferroviaire que nous avons construite le coupera. »

La direction du camp n'a pas tout de suite autorisé la plantation d’une allée d’arbres, invoquant les règles de sécurité et de surveillances. Des arbres dans la zone empêcheraient, en particulier la nuit, les gardes des miradors de différencier une personne d’un arbre.

Lorsque le chef du camp et le délégué opérationnel examinèrent l’esquisse de l'aménagement du site réalisée par Vadim Ossipovitch, ils furent saisis par l’envie de mettre en œuvre cette idée aussi vite que possible. Ils ont particulièrement apprécié le projet d’une voie centrale allant de l’entrée du réfectoire, qui se trouvait tout au fond de la zone. On prévoyait une avenue de [huitante] mètres de long, dont la part praticable, exécutée en bois, serait de six mètres de large. « L’avenue sera en pavé de bois, disait Boutoussov, elle nous épargnera la saleté amenée par les chevaux en été lorsqu'ils apportent des produits au réfectoire. Elle servira également de plateforme pour les appels. L’avenue sera bordée de canaux de drainage formés par des petits talus, le long desquels l’on plantera des conifères. Devant chaque baraque, chaque bâtiment seront construits de petits ponts en voûte ajourés, ornés de balustrades. Quand, par temps pluvieux, l'eau coulera dans les canaux, on y verra un petit bout de Venise. Cette impression sera renforcée par les nombreux petits ponts voûtés permettant de traverser les canaux. »

« Tu rêves trop », lui disaient ses camarades. Ce à quoi il répondait gentiment : « Il n’y a qu’à la morgue que les gens ne rêvent pas. »

L’un des rêves de Vadim Ossipovitch s'est rapidement réalisé. L’avenue reliant l’entrée à la cantine a été construite, les canaux ont été soigneusement aménagés, ainsi que les ponts avec des balustrades arrondies. Des sans-escortes ont amené les arbres, tous plus beaux les uns que les autres : ils faisaient tous un mètre vingt de haut et avaient de belles couronnes.

Quand les travaux furent terminés, il y avait de quoi être émerveillé. Des haut-gradés d'autres camps sont venus admirer le résultat, qui fut même approuvé par le procureur du chantier.

Tandis que Vadim Ossipovitch continuait à songer à l'avenir...

« Lorsque les trains circuleront régulièrement sur ce tronçon, la région va se développer. Les camps disparaîtront, les arrêts et les gares seront achevés et cet endroit ne s'appellera plus Chtchoutchi. Le conducteur annoncera : « Camarades, notre train est arrivé en gare d’« Alléenaya » , le temps d’arrêt prévu est de vingt minutes. » Les Nénètses monteront à bord des trains avec leurs souvenirs ; ici même, il y aura un magasin dans lequel on pourra acheter tout ce qui pousse dans la région : des canneberges, des airelles, des myrtilles et des champignons. Dans un café, on pourra goûter n'importe quel plat national à base de renne ou de poisson de la région. Je suis sûr qu’à cet arrêt, poursuivait Vadim Ossipovitch, le train s’arrêtera aussi longtemps que dans de grandes gares. Il n’y a aucune honte à s'attarder dans un tel endroit. Il y en aura des choses à voir, mais, surtout, ils seront convaincus que les constructeurs de la voie ferrée, aussi difficile que cela ait pu être, ont toujours mis l’accent sur la beauté: ils l’ont préservée là où elle existait déjà et l’ont créé là où elle n’existait pas. Notre allée s'étendra jusqu’au ciel et ses conifères chuchoteront à chacun des visiteurs : « Aimez la vie et rendez-la belle ! » ».
(I. D. Marmanov, Le pays du soleil de bois, p. 40-42)